Un roman aux trois couvertures

   L’édition originale de La Poisse est parue en 1981 chez feu Les Nouvelles Editions Baudinière. Le manuscrit avait – comme beaucoup de premiers livres – longtemps tangué de refus polis en rejets désinvoltes. Quand je trouvai enfin le “ bureau d’accueil ” qui mettrait fin à des années d’errance, je ne fus point regardant sur les “ conditions ”. Aucun à-valoir, tirage confidentiel et diffusion inexistante. Le roman pourtant fut d’emblée remarqué par la Commission Livres du Conseil Régional PACA qui le sélectionna, mais ce fut (déjà) la croix et la bannière pour que l’éditeur consente à marquer l’événement par un bandeau. Ledit éditeur d’ailleurs ne s’était pas suffisamment méfié du côté maléfique du titre : quelques mois plus tard il pliait boutique et je n’en entendis plus jamais parler, y compris de mes éventuels (et modestes) droit d’auteur.

   Je me consolai comme je pus en me disant qu’au moins j’avais publié un opus sans recourir à l’humiliant “ compte d’auteur ” (auquel pourtant le Proust de Jean Santeuil dut se soumettre .)

   Les années passèrent et je pensais à autre chose (Comme un cheval fourbu, était paru en 1984) chez Belfond, et j’étais attelé à la rédaction de Un jour tu verras, qui devait paraître en 1987, toujours chez Belfond) quand je reçus d’un écrivain niçois – ci-devant professeur d’Université dont j’avais parlé des estimables productions romanesques - une nouvelle inattendue (pour moi) qui l’avait rempli de joie (lui) puisqu’il m’en félicitait :

   La Poisse venait d’être publiée en format de poche, c’était d’autant plus sûr qu’il en possédait un exemplaire !

   Je tombai d’autant plus des nues que je n’étais absolument pas informé de cette parution.

   Après maintes démarches, je me procurai le corps du délit. Un bouquin format poche à la couverture racoleuse, présentant la croupe d’une femme nue sur fond de gratte-ciels… new-yorkais ! Peu de choses à voir avec mon histoire tout entière liée à Marseille (une manie, chez moi, et une idée fixe, à l’époque où, loin de vous flatter, l’image de la ville ne pouvait que nuire à la carrière d’un roman). Le tout était coiffé du label Playboy avec son ridicule petit lapin.

   Jugez de ma perplexité. Je vous passe les détails de l’enquête qui m’amena à établir que le forfait avait été commis “ à l’insu de mon plein gré ” par une bande de cloportes nécrophages vivant du talent des autres pour faire leur minable frichti sans avertir les populations. Ceux-ci avaient revendu mon roman à une société – Eurodif - qui avait édité mon livre à 30.000 exemplaires destinés notamment à l’Afrique francophone et aux bibliothèques de gare où mon correspondant l’avait déniché pensant que j’étais parfaitement au courant.

   Où l’avaient-ils pris mon roman ?

   Ils avaient tout bonnement racheté la totalité du fonds des Nouvelles Editions Baudinière (17 titres) pour 15.000 francs. Ils avaient donc embarqué ma Poisse dans le lot. Et se faisaient un plaisir de revendre les titres l’un après l’autre à diverses collections à bon marché. Les droits d’auteurs de mon livre leur appartenaient, mais ils s’étaient gardé d’en informer son auteur. Et surtout de lui faire savoir qu’il y avait une nouvelle édition de son roman.

   J’allai voir un avocat et nous décidâmes de porter plainte.

   C’est là que l’épreuve commença.

   Il nous fallut porter l’affaire au pénal et non pas au civil, comme il eût été naturel de le faire. Pourquoi ? Parce que dans ce type d’affaire, il faut des expertises (elles ne servent à rien, je m’empresse de le dire) qui coûtent fort cher au plaignant. S’il ne veut pas y laisser sa peau, il faut être prudent. La plainte au pénal ne pouvait pas aboutir, car il n’y avait pas ni contrefaçon ni plagiat, (nous le savions) mais au moins les expertises seraient faites et au pénal elles ne coûtent rien au plaignant. Il serait temps ensuite, munis des expertises, de retourner au civil.

   Le jour de la confrontation dans le cabinet du juge d’instruction, je découvris à mes côtés un des cloportes au regard fuyant : l’auteur de cette minable magouille. J’ai oublié son nom. C’est lui qui avait racheté le fonds Baudinière et revendu pour 15.000 francs mon roman à la société Eurodif (disparue depuis).

   Vous voyez ici combien l’affaire était juteuse. Chaque titre lui rapportait autant que ce qu’il avait déboursé pour la totalité du fonds. En matière de plus-value, on ne peut faire mieux !

   Une semaine ou deux avant la confrontation, j’avais reçu à mon domicile une lettre étonnante, émanant dudit cloporte, accompagnée de la photocopie d’un “ document ” écrit à la main au stylobille, sur une feuille de papier à carreaux. Sans entête commercial, sans tampon, sans rien. C’était – paraît-il - mon “ contrat ” ! Ou plutôt, me disait-il, le double de mon contrat antidaté ( ça se voyait comme le nez au milieu de la figure) qui m’avertissait que mon roman, racheté dans le fonds Baudinière venait d’être vendu à Eurodif pour la somme de 15.000 francs. Dont on me proposait la moitié, soit 7500 francs ! Et on m’avertissait que “ sans réponse de moi dans les quinze jours, cela serait considéré comme une acceptation de ma part du projet ”.

   La “ ficelle ” était tellement grosse, que je ne doutais pas qu’au procès elle servirait à pendre haut et court la  minable fripouille

   Il n’y avait dans ce contrat-fictif qui ne m’avait jamais été soumis,  aucun des termes ni des accords habituellement employés dans un contrat entre un éditeur et un auteur. Mais on n’en était pas à une minable magouille près. Ce contrat, je le répète et le jure, je n’en avais jamais vu la moindre trace. Et de toute manière, il doit être co-signé par l’éditeur et l’auteur et non tacitement accepté par l’une ou l’autre des parties.

   Devant cette nouvelle filouterie, c’est confiant que j’allais devant la Justice, décidé à frapper à l’endroit où cette espèce nécrophage qui grouille dans les marges de l’édition française et se nourrit du désarroi ou de la naïveté des auteurs, conserve un peu de sensibilité : le portefeuille. Je remis au juge d’instruction ce faux en écriture, convaincu qu’il allait s’en servir pour enfoncer la vermine dans sa boue et lui ôter le goût de recommencer. Le “ contrat ” fut joint au dossier.

   C’est donc en toute confiance – le juge pénal ayant rendu le non-lieu attendu – que nous nous tournâmes vers le tribunal de commerce de Paris pour qu’il fasse droit à notre juste plainte.

   Naïfs que nous étions !

   Loin de confondre les cloportes, le faux contrat rendit sa candeur à la cause du pilleur et, dans le jugement, il me fut indiqué que je n’avais eu qu’à répondre, puisqu’on m’avait prévenu à temps.

   Mieux, comme ces messieurs avaient autre chose à faire qu’à rendre justice à un écrivaillon de province, c’est moi qu’il condamnèrent à payer 7500 francs à mon adversaire, pour m’apprendre à les avoir dérangés pour si peu !

   L’expérience n’était pas entièrement négative : j’avais appris à mes dépens le sens du mot injustice.

   A la réflexion, pourquoi un tribunal composé de commerçants s’offusquerait-il des magouilles commises par quelqu’un de la corporation. Ils sont les mieux placés pour  les connaître, les apprécier, car elles leurs sont familières… et les absoudre.

   Vous aurez sans doute remarqué que je fus condamné - par le plus pur des hasards - à payer 7500 francs de dommages et intérêts à celui qui m’avait dépouillé de mes droits d’auteur et de créateur. Exactement la même somme que celle qu’il me devait  à en croire son (faux) contrat.

   Vous avez dit bizarre ? Comme c’est étrange !

   Match nul, donc.

   Sauf que c’est bien moi qui ai réglé les frais d’avocats et les voyages à Paris.

   On dut entendre rire longtemps les cloportes dans leurs trous.

   Mais l’histoire a une morale, tout de même.

   Comme pour me fournir un (beau) lot de consolation l’amitié et le talent de Pierre Moustiers, romancier et scénariste d’envergure, m’offrit une belle revanche.

   En 1988, il me proposait d’adapter La Poisse pour la télévision. France 2 cherchait de bons scénarios pour une série policière baptisée Crime avec préméditation. Le savoir-faire de Pierre Moustiers fit le reste. Le film réalisé par Michel Favart, interprété par Jean-Michel Dupuis, Didier Flamant et Patachou, devait faire un score enviable (27% de parts de marché) et il coiffa ce soir-là Navarro lui-même en concurrence sur la Une. Je n’y étais strictement pour rien, mais cela me consola de tous mes déboires. Le film décrocha ensuite le Grand Prix du Film policier au Festival de Cognac.

   Pour me débarrasser définitivement de La Poisse, je décidai d’en donner une version actualisée et, ayant fait entre temps quelque progrès en écriture, je le réécris entièrement. Et pour ne pas faire de demi-mesures je le rebaptisais avec le titre retenu pour le téléfilm Pris au Piège.

   Voilà l’histoire vraie, de ces trois couvertures et de ces deux versions d’une même œuvre.

   Puisse cette mésaventure, qui ne connut une happy end qu’après des années d’épreuves et de gaspillage financier, servir aux jeunes auteurs trop naïfs, à ces Petits Chaperons Rouges égarés dans la forêt de l’édition et qui ignorent que les loups – absous d’avance par des juges point trop regardants - les guettent derrière chaque arbre, prêts à les manger.

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